L’enfer urbain en Chine, la tour de la classe moyenne (gāo lóu zhōng chǎn jiē jí – 高楼中产阶级)
Posté par ITgium le 19 juin 2014
Le récit de jùn mǎ (俊 马) (François de la Chevalerie)
En Chine, la pollution visuelle urbaine est presque insurmontable.
Mieux vaut être myope pour ne point trop en souffrir.
Partout se dressent des villes bétonnées lesquelles ont été méthodiquement expurgées de leurs quartiers historiques.
Inutile de voyager dans ce pays, elles se ressemblent toutes, le même modèle presque à l’identique.
Au delà de quelque gratte-ciel à l’esthétisme original à Shanghai ou à Canton, l’enfer urbain est dominé par la tour dite des classes moyennes, un bloc de béton de 30 à 40 étages surélevé parfois par un chapeau en forme de pagode.
Les tours se regroupent en ruche d’une dizaine ou d’une vingtaine sur un terrain généralement plat à l’exception de quelques viles montagneuses comme Guiyang.
Tous les dix kilomètres, de nouvelles ruches surgissent. Presque à l’infini.
Chaque étage compte entre 6 et 20 appartements.
Dans chacun, vivent entre trois et cinq personnes.
Au final, chaque tour abrite entre 1500 et 2000 personnes, voire plus.
Leurs équipements comme les alentours sont presque toujours de même facture : même entrée, même ascenseur, pareils couloirs, semblable jardin.
Même absence d’escalier extérieur qui aurait pu être bien utiles pour les 65 personnes brûlées à vif en 2011 dans l’incendie d’un immeuble à Shanghai.
Selon les dernières estimations, 150 000 tours se compteraient en Chine.
Près de 300 millions de chinois y résideraient.
Le verdict pourrait être impitoyable si deux éléments n’étaient pas pris en compte.
Le premier est d’ordre social, ces tours symbolisent l’heureuse ascension d’une partie de la population au rang des classes moyennes. Beaucoup vivent leur installation dans ces bâtiments avec un infini bonheur, heureuse revanche d’une vie passée dans des appartements exigus et délabrés.
D’un coût à l’achat d’une moyenne de 50 000 à 100 000 euros dans les villes secondaires, l’acquisition d’un appartement est le signe d’une vie accomplie ou en voie de l’être.
Généralement, ces appartements recouvrent une surface aux alentours des 100 m2, ce qui est convenable pour des familles le plus souvent composées de trois personnes.
Le deuxième a trait au feng shui (风水). D’essence taoïste (dàojiào), née au commencement de la civilisation chinoise, cette pratique vise à agencer les habitations en fonction des flux visibles (les cours d’eau) et invisibles (les vents) afin d’obtenir un équilibre des forces et une circulation de l’énergie.
Comme je l’ai maintes fois observé en relevant les messages reçus sur wēixìn (微信) à l’occasion de crémaillères, beaucoup de chinois en tiennent comptent.
Nullement sont-ils perturbés de se trouver prisonniers dans des blocs de béton, entassés les uns sur les autres mais bien davantage prêtent-ils attention à se trouver au confluent de forces censées leur procurer succès et stabilité.
Condamnée à l’époque de Mao Zedong, cette pratique est redevenue populaire telle une justification d’un bien être supposé durable.
Cependant le feng shui n’a pas de valeur scientifique.
Ses attributs ne résisteront pas longtemps à la présence d’amiante[1], de plomb dans les murs des immeubles, tout autant à la chape de pollution balayant le ciel de chine, à une mort prématurée qui pointe dangereusement à l’horizon.
Dès lors la classe moyenne chinoise s’enferme dans un rêve qui dura le temps d’une époque effervescente, un moment de l’histoire chinoise.
L’enfer urbain en Chine comme une volonté de se détruire.
Partout en Chine, les villes offrent le même spectacle de progrès.
Organisées autour de centres villes ployant sous des mó tiān dà lóu (gratte-ciels), suffocant sous la pression de gigantesques centres commerciaux, les villes s’offrent comme des emballages de béton sans âme.
Chancelante et écrasées sous leur ombre, subsistent de vieilles maisons datant de l’époque des concessions ou de désormais trop rares Siheyuan (四合院), les maisons traditionnelles chinoises à cour intérieure.
Dans les entrelacs, veillent les vestiges de rares temples feuilletés d’or et gardés par des shī (lions 獅), témoins dérisoire d’une histoire millénaire
Rasé tout le reste, rayées les effluves du passé.
Chavire le monde ancien !
Dans les faubourgs, des carrés d’immeubles d’habitation surgissent à chaque carrefour, fermant immanquablement l’horizon. Chaque fois, se comptent dix ou vingt tours de 40 étages, toujours de même facture,
Zhōng guó tài tài tǎ lóu (Madame la tour de Chine).
Chaque année, mille s’en construisent à l’identique.
Mêmes matériaux, même escalier, pareils décor et jardin, hébergeant de semblables Monsieur Li, Monsieur Wang, Monsieur Zhang, les Lao bai xing (老百姓), les cent noms de famille de la chine immémoriale ainsi que leurs femmes, s’en allant en meute dans les centres commerciaux.
Tous entassés à bon compte dans l’antre supposé du progrès où, toutes fenêtres ouvertes, se respirent des gaz délétères, des particules toxiques et mortifères.
Les villes chinoises sonnent comme l’enfer, Dìyù (地獄), littéralement « la Prison sous terre ».
Selon une légende, les âmes y seraient conduites pour se faire pardonner leurs péchés sur Terre.
Serait-ce là le projet de Yánluó wáng (阎罗王), le roi de l’Enfer de parquer le peuple de chine dans des villes déshumanisées afin qu’il expie de ses crimes sur Terre ?
Souffle heureusement un vent contraire, emportée par tous ceux, toujours plus nombreux, qui exigent un environnement plus sain, plus rassurant, moins chaotique.
Doucement, la mutation des villes chinoises s’annonce, bientôt lieu de vie plutôt que l’enfer.
[1] L’amiante chrysotile est toujours produit et largement consommé en Chine
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