Sylvie lín jìng, la Princesse de Shanghai
Posté par ITgium le 16 novembre 2012
Voici quelque temps, dans la mêlée de la vie, un ami lâche une incidente :
- Pour connaître Shànghǎi, il te faudra déchiffrer le regard d’une femme. Derrière l’apparence, les jeux de rôle, le superflu, une beauté assurée, se cache dans les entrelacs de son âme, un brin de paradis, une ville aux lumières éternelles.
Il ajoute d’une voix émue :
- Nul autre qu’un homme amoureux n’en fera meilleur usage.
Fort du conseil, dès le lendemain, d’un pas résolu, je me lance à l’assaut de la perle de l’Orient, la parcours de long en large, m’en allant vers le Wai Tan, poussant jusqu’à l’Observatoire de Sheshan, au sommet de la colline de So Zé.
Courant, haletant.
Osant l’aventure dans les rues les plus sombres.
Prolongeant ma route vers de beaux édifices, témoins d’un passé glorieux.
Sur le chemin, je frôle des femmes.
Grandes ou petites, replètes ou chétives. L’œil borgne ou le regard vif.
Toutes chinoises, supposées Shanghaiennes.
Du cru, d’un beau cru.
D’un geste, je les approche.
D’une voix chaleureuse, je quémande une minute de leur vie.
Ou un simple sourire.
Je les observe jusqu’à les dévorer du regard. Traquant le moindre trait, guettant chaque nuance, à la recherche de l’improbable onde.
Malheureusement, ce jour-là, les perles sont rares.
Pâle constat !
Comment cette femme au regard si fade peut-elle abriter la face cachée d’une ville ? Comment cette autre, désespérément amorphe, m’en dévoiler les secrets ?
L’âme de Shànghǎi m’échapperait-elle plus longtemps encore ?
La nuit tombant, je baisse les bras.
C’est alors que devant le Renmin Gōngyuán, je remarque une ombre glissant le long de l’étang aux lotus. Une silhouette élégante et fine s’en allant rapidement. La voilà maintenant sur Nanjing Lu, s’élançant d’un pas volontaire, traversant le croisement d’un seul tenant.
Une marche presque militaire l’emmène vers le Ciro’s plaza.
Je la prends alors en filature, la double sur la gauche, bloque son passage.
Lutte étrange, mon corps s’oppose au sien.
La nuit est opaque. Des bruissements de voiture aux alentours. Quelques clameurs au loin.
Son visage est sobre, aux traits harmonieux. Une peau légèrement chahutée par une pigmentation désordonnée.
Elle lève lentement la tête, me foudroie du regard, jette une moue dans l’arène. Enfin, elle s’exclame :
- Vous n’avez rien compris ! L’âme d’une chinoise ne s’acquiert pas sur une fausse détermination.
Surpris, je la laisse passer. Elle file de nouveau, plus rapidement encore.
Je reprends ma course, à son niveau maintenant.
- Mademoiselle, pouvez-vous me parler de Shànghǎi ?
Elle s’emporte alors.
Une remontrance, un cri de colère. Une avalanche d’épithète censée chasser l’intrus.
Puis un silence.
Soudain, surgissent des larmes. Elles glissent sur ses joues, chahutent ses lèvres.
Dans un éclair, un sourire.
Emmené par un mot léger. Une étoile dans le ciel. Un vœu pour la vie. Une envie sincère d’aimer, d’être aimé.
Désormais sereine, elle raconte un quartier, une anecdote, l’Histoire de Shànghǎi.
Ci-git, sous des pierres, un homme illustre ayant construit plus d’une bâtisse.
Là-bas, un aventurier au long cours, chercheur d’or.
Se dissimulant sous les arbres, l’amour fou et désespéré entre une française de bonne famille et un bandit de Chóngqìng.
Se brisant à jamais la vie d’un jeune français passionné d’écriture chinoise, le malheureux, écrasé au petit matin par un chauffard sur Nanjing Lu.
Malheureuse, cette toute jeune fille, née de l’amour éclair entre un homme noir et une chinoise, à la recherche de son père dans un bar glauque aux abords du temple de Jing’an.
Au loin, résonne la triade Xiăo dāo hui, la Société des Petites Épées.
Hurle son parrain, Du Yuesheng, surnommé Du les Grandes Oreilles, personnage ubuesque, meneur de trafics en tous genres.
Bruit aussi la grande Histoire.
Les vivats des membres fondateurs du Parti communiste chinois (Zhōngguó Gòngchǎndǎng) le 23 juillet 1921 dans la concession française (fǎzūjiè).
Misérables, les Hóng wèi bīng, grotesques gardes rouges, chantant la wénhuà dàgémìng, la révolution culturelle et ses millions de morts.
Heureux, mille fois heureux, juifs, réfugiés d’Autriche, de Pologne et de Russie, en 1940 dans le ghetto de Hóngkǒu !
Ils disent merci à la Chine éternelle de leur avoir sauvé la vie.
Ils s’agenouillent, prient; la main enroulée dans un Sefer Torah.
A l’ombre des souvenirs, le monde moderne, des gratte-ciels, toujours plus hauts, pullulant à Pudong, caressant le ciel.
Sur le toit de l’un, un homme.
Sur le toit de l’autre, une femme.
Au milieu, le vide.
Pourtant, un fil invisible les relie, telle une promesse.
Au fil des récits, je réalise ma chance.
L’âme de cette femme compose avec Shanghai, s’enlaçant, s’aimant.
Deux dans l’un.
L’un dans le regard de l’autre.
L’un s’émerveillant de l’autre.
C’est donc elle, ma muse !
Rassuré, je pars à sa conquête, demande son nom.
Court un silence.
Je renouvelle l’appel, l’entoure de mots amicaux.
Elle se redresse, regarde le ciel comme pour fuir mon regard, mumure enfin :
- Sylvie lín jìng
Une civilisation cinq fois millénaires à l’ombre d’une forêt dense où s’emmêle un zeste de France, telle une chanson.
Originaire de Fuzhou, depuis longtemps arrimée à Shanghai.
Un ancrage durable, indéracinable, « mieux qu’un homme dans mon sillage », dit-elle malicieusement.
Elle raconte alors sa vie de femme, cadencée et mouvementée. Vigoureusement femme moderne mais jamais insouciante.
Des rencontres, des poèmes, une promenade sur un vieux pont, un baiser à l’arraché et puis brusquement se meurt une passion trop lourde à porter.
Tel un retour en arrière pour revenir aux sources, celle d’une ville follement aimée.
Ils n’y pourront rien ces gaillards ! Ni leur adresse, ni leur ingéniosité ne sauront faire fléchir la belle.
Liu, le notable, plouc jour et nuit, roulant dans une berline argentée.
Paolo, le Romain, chantant un ton trop haut « ti amo » d’Umberto Tozzi, le buste en avant.
Un lǎowài originaire d’Atlanta calmant ses nerfs du bout de ses lèvres.
Bu Nong, l’éternel rêveur cosmique, faisant sonner les clochettes de lijiang.
Jeroen, l’Hollandais, grand de taille et bel homme, pêchant la rascasse à Middleburg.
Soudain, une inquiétude chevauche son regard.
Le souvenir d’une querelle, d’une contrariété, juste d’une moue.
Avec l’un, avec l’autre, elle ne sait plus.
Sur les bords du Huángpǔ Jiāng, une après midi pluvieuse du mois de février.
Longeant Shanxi Lu, un chahut, une sinistre affaire d’argent.
Au pavillon mexicain de l’exposition universelle, une fatigue suivie d’une dispute, d’une fuite et heureusement de retrouvailles.
Une scène à faire frémir le monde, au Nº 50 de la rue Moganshan. Beaucoup de larmes, ce jour-là.
Enfin, une ballade en vélo au Shìjì Gōngyuán.
Considérées toutes ces hypothèses, serait-ce plutôt le sentiment d’une occasion ratée, celle d’aimer pour la vie.
Sylvie lín jìng m’offre son passé, son présent, son futur.
Sans fard, sans détour.
De la matière brute.
Des mots ciselés, sans mensonge, venant naturellement.
Une femme profonde et sensible, nullement tiède dans ses sentiments, gardant la mémoire de chaque instant, portant la réflexion au loin.
Sous l’effet d’ondes bienfaisantes, vivant honnêtement.
- Puisque aujourd’hui le destin m’a permis de vous rencontrer, demandai-je alors, dites moi seulement ce que je dois faire pour me faire aimer par Shanghai ?
- Ne rien dire qui n’interrompe sa course vers des lendemains heureux !
Elle me tend la main, s’empare chaudement de la mienne et soupire.
- Je vais maintenant regagner mon bureau, le siège d’Air France KLM à Shanghai.
Cette fois, je laisse le passage, regarde sa silhouette s’éloigner lentement. Gracieusement, elle disparait à l’horizon.
L’âme de Shanghai est le meilleur cadeau que Sylvie lín jìng m’ait jamais offert, une part de sa lumière.
Là, dans l’ombre, j’aimerai toujours Shanghai, le cœur heureux d’une si belle rencontre, ce bonheur.
François de la Chevalerie, décembre 2012
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