Les aventures de Bu Nong de Lìjiāng
Posté par ITgium le 16 novembre 2012
Récits :
(1) La musique des étoiles
(2) La shanghaïenne
(3) L’appel de la nature
(4) Sylvie lín jìng ou Un baiser sous les étoiles
La musique des étoiles
Dans sa terre natale dans le Sichuan, Bu Nong 布农 avait tout pour être heureux. Se nourrissant de traditions ancestrales, cet homme de bonne composition trainait généreusement sa silhouette.
Une vie douce s’annonçait mais c’est alors que le venin s’immisce.
Inculqué par la main volontaire et autocratique de l’homme, son univers est bousculé par une industrialisation forcenée. Des chaudières se répandent, bientôt des hordes de gratte ciel ferment l’horizon. Déjà le ciel s’épaissît d’une couche noirâtre, la terre se gorgeant de métaux lourds.
L‘homme n’est alors plus un homme mais seulement un bout de trottoir qu’il parcourt incessamment sans jamais plus se reconnaître.
Bu Nong suffoque, tremble. Désespéré, il supplie ses ancêtres de lui prêter main forte. Un murmure vient du fond de l’inconnu. L’appel à l’aventure.
En 1995, il décide de rompre les amarres.
Il s’élance seul sur la route de Lìjiāng avec l’objectif de rallier « le Prince de la Montagne des Neiges », Mei li xue shan, la plus belle montagne de Chine dans le Yunnan.
Comme dans les temps anciens, il chemine le plus souvent à cheval, parfois à pied. Il franchit montagne et lac, foule des sentiers encombrés. Malgré les chaleurs ou la pluie, jamais il ne fléchit. Il poursuit sa route, inflexible.
De loin en loin, les paysans l’interpellent. « Ou vas tu ? » demandent-ils. D’une main fragile, il désigne une lueur dans le ciel.
La nuit tombée, il s’étend dans l’herbe grasse. Ses yeux prennent alors d’assaut la Lune. Il la contemple telle une femme adorée.
Un lointain bruit le surprend. Serait-ce les étoiles se chahutant dans une langue inconnue ? Serait-ce les clochettes des caravanes qui autrefois empruntaient ces routes ?
Chaque soir, de nouvelles sonorités. L’une aigu, l’autre grave. L’une étouffée, l’autre vrombissante.
Il fabrique alors deux clochettes sur une petite planche en bois. D’un coup de pinceau, Il dessine successivement la montagne Meili et la rivière du Lancang, les noyant également sous un ciel bleu.
Il accroche la première à son cou, la seconde à celui de son cheval.
Il reprend alors la route.
Sur son chemin, les cloches sonnent souvent. Les paysans applaudissent. Les bécassines lancent des cris sec.
Le cœur réjoui, il parcourt 2000 kilomètres.
« Quand je suis arrivé au Tibet, je me suis rendu compte que j’avais été béni par neuf bouddhas vivants durant mon voyage. »
Signe de bon augure, ce chiffre renvoie à la mythologie des neuf dragons Hermaphrodite, chacun paré de 117 écailles, 81 mâles et 36 femelles.
Aussitôt dans les murs de la Cité de Lìjiāng, littéralement « beau fleuve », il franchit le Grand Pont de pierre.
Il reprend longuement sa respiration, s’abreuve d’air frais, glisse ses mains sur ses joues. Il s’interroge alors. La clochette arrimée au cou de son cheval se fait entendre.
- Va pour cette nouvelle vie ! s’exclame-t-il, je concevrais des clochettes en guise de porte bonheur.
Il installe un magasin, rue sifang, aussitôt baptisé les Bu Nong Ling (Cloches de Bu Nong). Dans son atelier, il façonne des clochettes à l’aide d’un bois précieux récupéré sur les pentes des monts Hengduan.
Chaque clochette suggère un bonheur.
Nul bonheur inconcevable, de ces bonheurs vertigineux qui se dérobent aussitôt. Nul bonheur illusoire comme l’espérance d’un amour qui ne viendra jamais.
Plutôt de ces petits bonheurs, presque invisibles, qui rendent la vie heureuse. Ce peut être le plaisir de regarder la montagne Meili par temps clair ou de se dire, une clochette sonnant gaiement au cou, “comme je vais bien aujourd’hui !»
La première série de clochette réalisée, il les offre à ses frères d’armes, ses amis du monde entier, qu’ils fussent chiliens, estoniens ou mexicains. Roturiers ou aristocrates. Paysans ou ouvriers.
Chaque jour à Rio, Acapulco ou Bratislava, les clochettes du Bu Nong retentissent à la même heure. Le point de ralliement d’une humanité nouvelle. Hommes et femmes s’écoutent alors, se parlent, s’aiment.
Conforté dans son succès, Bu Nong achète un millier de mu (soient environ 0,67 km²) de terrain dans la vallée de la montagne aux neiges éternelles du Dragon de Jade (Yulong shan) où il imagine une ville des arts. C’est sur cette même commune de Baisha que Joseph Rock a vécu durant son séjour en Chine entre 1922 et 1935. Attiré par la beauté des paysages, il publia de nombreux reportages pour le National Geographic. S’en inspirant, l’écrivain britannique James Hilton pose le décor d’un merveilleux roman, l’Horizon perdu, un paradis enneigé autrement bien nommé Shangri-la.
La shanghaïenne
Une femme, une shanghaienne.
D‘une beauté aléatoire.
Selon le temps, l’humeur.
Plutôt d’un naturel élégant, décolleté à peine perceptible, les escarpins compensées, des sacs colorés au rythme des saisons. Elle promeut sans complexe le chic shanghaien, toute éprise du dessein de ravir un jour aux romaines le titre recherché de femme la plus belle du monde.
Epousant parfaitement son temps, son allure suinte le goût à l’argent. Généralement, elle se destine à une vie confortable à l’abri du besoin dans un monde souvent réduit aux apparences.
Visage rigide, couleur diaphane. Sourire contenu. Parfois elle s’offre un sourire de convenance, habile et séducteur.
Sa vie est rythmée autour de promenades dans des centres commerciaux sans âme. Où dans chaque magasin, des vendeurs efféminés lui font la cour. Elle raconte alors ses désirs, cuir et joaillerie. Sans attendre, elle achète des marques reconnues, emblèmes d’une richesse récemment acquise. Elle achète au delà du nécessaire pour prouver qu’elle existe même dans la futilité.
Parfois elle est conviée à une exposition, un peintre occidental ou une relique égyptienne. Ou à un concert, violon et violoncelle. Elle s’y rend mécaniquement. L’obligation de paraître. Se bouchant les oreilles, elle regarde vaguement des toiles centenaires. Elle a plutôt l’œil sur l’ombrelle d’une supposée concurrente qu’elle déteste aussitôt.
Aux abords de la trentaine, une inquiétude la taraude. Pressée par mère et tantes, l’hymen devient son seul objectif. Inévitablement, guettée par de lancinantes migraines, elle consacre alors son temps à la recherche d’une proie avec laquelle elle frayera pour mettre au monde son unique enfant aussitôt confié à une lointaine belle-mère habitant les provinces reculées de l’Anhui ou du Hunan.
A Shanghai, entre femmes règne une compétition féroce dont l’échelle de valeur est la fortune de leur homme. Elles disent « leur homme » plutôt que leur amoureux. Car elles exigent de lui qu’il tienne son rang. Jamais elles ne lui reprochent d’être édenté, imberbe ou chauve, pétant ou rotant, l’essentiel étant qu’il s’accommode de leur caractère, de leur soif de luxe laquelle augmentera avec le temps.
Songeant désespérément aux câlins de minuit, le pauvre homme n’oppose pas la moindre résistance, s’incline.
Malgré tout, la shanghaïenne le rudoie. Pour tout remerciement, elle lui offre plainte et complainte. Pourquoi ne l’a-t-il pas assez couvert de cadeaux ? Pourquoi ne l’invite-t-il pas dans les palaces qui pullulent à la sortie Shanghai où les journées se passent autour d’un écran de télévision ou en pianotant son téléphone portable.
Elle s’emporte vite. D’un élan inattendu, lançant à la pelle des mots. Se dressant, s’agitant.
Du coup, son homme est penaud. Profil bas devant sa femme, il lui laisse la monture. A force d’étouffer, de vivre sous ses cris, il se meut en androgyne. Par dépit peut être, l’air ahuri, il traine sa silhouette comme une femme mais mange comme un homme, tel un malpropre.
Le soir venant, dans des bars fraichement inaugurés où s’agglutinent des occidentaux désœuvrés, la shanghaïenne savoure sa réussite, la tête emportée par l’alcool. Jonglant entre des bières exotiques, l’œil guettant ses bagues, la belle s’amuse.
Irrésistiblement, l’ennui guette. Un ennui profond proche d’une sensation d’inexistence.
Comment résoudre l’aberrante équation d’une vie banale et confortable à l‘abri d’un hermaphrodite aussi ennuyeux qu’un pneu de secours ?
Dégagée de tous soucis matériels, elle cherche alors un amant, cette fois un homme sans le sou, un gigolo australien ou un ancien marine de la 82ème division aéroportée, mais qui la fera rire en l’emmenant regarder des match du NBA, le temps de profiter de la vie avant que sa beauté se fane.
L’appel de la nature
Un jour, Jing Lin est interrogée par l’une de ses amies sur ce qu’elle pense de la nature.
Depuis longtemps, elle n’en avait qu’une idée confuse. Serait-ce une bizarrerie de la Chine ancestrale ? Comment concevoir la nature lorsque l’on vit sous une enfilade de tours bétonnées ?
Claquement de doigts, pourtant.
Jing Lin prend la route du Yunnan, s’en allant vers Lìjiāng.
Sur son chemin elle croise un touriste brésilien du nom d’Anxmandae de Leiria. Un bel homme courant sur la trentaine. Elle s’étonne que ce dernier ne l’abreuve pas aussitôt de compliments. N’a-t-il pas remarqué qu’elle compte de beaux atours ?
- Vous voyez, cette cloche, commente-t-il, Bu Nong ne voulait pas me la vendre. Il m’a dit qu’elle était la mère de toutes les clochettes. J’ai attendu qu’il se retire dans son cabinet pour m’en saisir.
Anxamade regarde la clochette avec une telle intensité que Jing Lin comprend qu’elle ne pourra pas lui arracher aucune douceur.
- Ne rapportez mon crime ! Madame, je vous en saurai gré !
Intriguée, deux jours plus tard, Jing lin se rend dans la Bu Nong Ling, rue Sifang.
Lorsqu’elle entre dans le magasin, les cloches sonnent alors sans raison au delà du supportable. Cascade de sons échevelés.
Attablé au fond du magasin, Bu Nong la rejoint aussitôt.
- Qui êtes vous pour provoquer un tel chahut ?
Comme Jing Lin ne répond pas, Il la regarde méthodiquement de haut en bas.
- Avez vous jamais entendu le murmure des étoiles à minuit tapantes ?
Jing Lin recule, pince les cordes d’une antique cithare.
- Ce soir, nous pouvons les entendre ensemble, ajoute Bu Nong.
Sylvie lín jìng ou un baiser sous les étoiles
Une soirée sans nuage, doux vent de l’ouest, température clémente. A quelques encablures, les 13 sommets de la montagne Meili culminent à 6000 m d’altitude.
Bu Nong a l’œil sur Vénus. Six heures à l’horloge, l’astre crâne dans le ciel ! Alors qu’il l’observe, un chant mélodieux se répand. Il invite alors Sylvie lín jìng à regarder la Lune, la mer de la tranquillité, vaste vallée cisaillée de crevasses. Leur regard s’aventure ensuite vers Jupiter, l’œil moqueur, balayé de mille couleurs. Dans la ronde, ses filles, Europa et Ganymède.
Puis un silence que vient rompre un léger bruit de feuillages.
Soudain Bu Nong s’élance sur Sylvie lín jìng, s’empare de ses lèvres. Elle ne s’en étonne presque pas, suit le mouvement.
Bu Nong se replie, raconte alors l’enveloppe majestueuse de Deneb, s’enthousiasme pour la nébuleuse du cheval.
Un silence encore, plus durable celui-là.
Puis il prend la main de Sylvie lín jìng. Un baiser comme deux, s’en allant, venant.
Dans la mêlée, elle défriche son visage, croque ses oreilles, le goûte.
Quel drôle d’homme ? pense-t-elle.
Le baiser se prolonge. Les langues se cherchent, se bousculent.
Doucement, les voilà chaudement arrimés l’un à l’autre.
Pendant ce temps, des étoiles filantes tracent des sillons dans le ciel.
Sonne alors une cloche, un son léger comme un bruit de paille.
Sonnent plusieurs cloches, puissantes et charnelles, égrenant leur rythme.
Sonnent les cloches à la volée, tonnerre dans l’atmosphère.
Puis, le silence revient.
Le couple enlacé murmure.
La nuit est calme, imperturbable.
Belle nature !
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